J’ai toujours raté mes suicides.

J’ai toujours tout raté, pour être exact : ma vie comme mes suicides.

Ce qui est cruel, dans mon cas, c’est que je m’en rends compte. Nous sommes des milliers sur Terre à manquer de force, d’esprit, de beauté ou de chance, or ce qui fait ma malheureuse singularité, c’est que j’en suis conscient. Tous les dons m’auront été épargnés sauf la lucidité.

Rater ma vie, soit… mais rater mes suicides ! J’ai honte de moi. Incapable d’entrer dans la vie et pas fichu d’en sortir, je me suis inutile, je ne me dois rien. Il est temps d’insuffler un peu de volonté à mon destin. La vie, j’en ai hérité ; la mort, je me la donnerai !

Voilà ce que je me disais, ce matin-là, en regardant le précipice qui s’ouvrait sous mes pieds. Si loin que portaient mes yeux, ce n’était que ravins, crevasses, pointes rocheuses poignardant les arbustes, et, plus bas, un moutonnement d’eaux immense, furieux, chaotique, comme un défi à l’immobile. J’allais pouvoir gagner un peu d’estime de moi-même en me tuant. Jusqu’à ce jour, mon existence ne m’avait rien dû : j’avais été conçu par négligence, j’étais né par expulsion, j’avais grandi par programmation génétique, bref je m’étais subi. J’avais vingt ans et ces vingt ans aussi, je les avais subis. Par trois fois j’avais tenté de reprendre le contrôle et, par trois fois, les objets m’avaient trahi : la corde où je souhaitais me pendre avait rompu sous mon poids, les somnifères s’étaient révélés des pilules placebos et la bâche d’un camion qui passait m’avait reçu douillettement malgré cinq étages de chute. Ici, j’allais pouvoir m’épanouir, la quatrième fois serait la bonne.

La falaise de Palomba Sol était réputée pour ses suicides. Pointue, excessive, surplombant les flots rageurs de cent quatre-vingt-dix-neuf mètres, elle offrait aux corps qui s’y jetaient au moins trois occasions très sûres de devenir des cadavres : soit les excroissances pierreuses les embrochaient sur leurs pics, soit les récifs les éclataient en mille morceaux, soit le choc de la réception sur l’eau les assommait en leur garantissant une noyade sans douleur. Depuis des millénaires, on ne s’y ratait pas. J’y venais donc plein d’espoir.

Je humai l’air avant de m’élancer.

Le suicide, c’est comme le parachutisme, le premier saut reste le meilleur. La répétition émousse les émotions, la récidive blase. Ce matin-là, je n’avais même plus peur. Il faisait un temps parfait. Ciel pur, vent violent. Le vide m’attirait comme deux bras ouverts. Tapie en dessous de moi, la mer léchait ses babines d’écume en m’attendant.

J’allais sauter.

Je me blâmai d’être si calme. Pourquoi réagir en dégoûté alors que cette fois-ci serait la bonne ? Du nerf ! De l’entrain ! De la violence ! De l’effroi ! Que mon dernier sentiment soit au moins un sentiment !

Rien à faire. Je demeurais indifférent et je continuais à me reprocher mon indifférence. Puis je me reprochai de me la reprocher. Ne mourrais-je pas pour mettre un terme aux reproches, justement ? Et pourquoi donnerais-je à la dernière minute une valeur à cette vie que je quitterais parce qu’elle ne valait rien ?

J’allais sauter.

Je m’accordai quelques secondes pour tenter de savourer le bonheur de cette certitude : en finir.

Je songeai à la facilité de tout cela, à la simplicité gracieuse de mes derniers instants. De la danse. J’allais impulser un petit élan à mes talons et…

– Donnez-moi vingt-quatre heures !

Une voix d’homme puissante, bien timbrée, venait de sortir du vent. Je n’y crus pas d’abord.

– Oui, donnez-moi vingt-quatre heures. Pas une de plus. À mon avis, ça suffira.

La voix m’obligea à me retourner pour vérifier qu’un corps en était à l’origine.

L’homme vêtu de blanc, assis sur un pliant de golf, les jambes croisées, les mains hérissées de bagues posées sur le pommeau d’une canne d’ivoire, me regardait de bas en haut comme on détaille un objet.

– Évidemment, il faudra que je fasse preuve d’imagination mais ça… n’est-ce pas…

Un petit rire acheva sa réflexion, un petit rire qui sonnait par hoquets, telle une toux sèche. Ses fines moustaches se relevèrent en découvrant une rangée de dents qui lancèrent des éclairs de plusieurs couleurs dans le soleil.

Je m’approchai.

Des pierres précieuses étaient serties dans l’émail des canines et des incisives.

Lorsque j’arrivai à deux mètres de lui, comme s’il craignait que je les vole, il cessa de sourire.

Je m’arrêtai. La scène perdait son sens. Je ne savais plus pourquoi je m’étais interrompu, je n’avais même pas saisi le sens des mots, on m’avait dérangé. Je le lui dis avec brutalité :

– Laissez-moi tranquille. Je suis en train de me suicider.

– Oui, oui… j’avais remarqué… je vous proposais justement d’attendre vingt-quatre heures.

– Non.

– Pourtant ce n’est pas grand-chose, vingt-quatre heures…

– Non.

– Qu’est-ce que vingt-quatre heures, quand on a déjà raté sa vie ?

– Non ! Non ! Non ! Et non !

J’avais hurlé tant il m’exaspérait. Il se tut en tournant la tête, comme s’il était vexé par la violence de mon ton, comme si j’étais injuste. Il boudait.

Je haussai les épaules et regagnai le bord de la falaise. Je n’allais pas me gâcher ma mort pour un crétin qui avait enchâssé dans ses dents des pierres précieuses !

Je respirai une large rasade pour retrouver mon calme. En dessous, la mer me parut plus lointaine, les sauvages poussées d’eau contre le roc plus furieuses, les récifs plus pointus et les épées rocheuses plus nombreuses. Le vent devenait une plainte qui m’agaçait les oreilles, une lamentation de vaincu.

Était-il toujours là ?

Allons ! Je n’avais même pas à m’en préoccuper. J’accomplissais l’acte le plus important et le plus digne de mon existence. Rien ne devait m’en distraire.

Oui mais était-il toujours là ?

Je jetai un œil en arrière : il jouait avec application celui qui ne voulait pas déranger, la tête ailleurs, assis, trop élégant, trop paisible, comme s’il écoutait un concert du dimanche après-midi au kiosque du parc Florida.

Je décidai de l’ignorer et me concentrai de nouveau sur mon saut.

Cependant je percevais un poids sur ma nuque. Il me regardait, oui, dès qu’il se savait hors de mon champ, il me fixait, j’en étais certain, je me sentais brûlé, retenu par ces deux prunelles noires derrière moi qui ne me lâchaient pas. Je n’étais plus seul ni tranquille.

Je pivotai, exaspéré.

– Je me suicide, je ne me donne pas en spectacle !

– J’observais les oiseaux.

– Non. Dès que je vous tourne le dos, je sens vos yeux.

– Une idée que vous vous faites.

– Partez.

– Pourquoi ?

– Incroyable ! Vous n’avez pas à vous occuper ailleurs ?

Nonchalamment, il consulta sa montre.

– Non, je ne déjeune que dans deux heures.

– Fichez le camp !

– La falaise est à tout le monde.

– Décampez ou je vous casse la gueule !

– Vous confondez : si vous êtes l’assassin, vous êtes aussi la victime.

– Je ne peux pas mourir dans des conditions pareilles !

Elle était bien loin, l’indifférence que j’éprouvais quelques instants auparavant, elle s’était envolée avec les mouettes, au large, et devait s’amuser, au-dessus des récifs, à se laisser porter, immobile, par le vent.

– Je veux être seul. Je veux que ce moment n’appartienne qu’à moi. Je veux être tranquille. Comment pouvez-vous rester à côté d’un homme qui va se fracasser sur les rochers ?

– Ça me passionne.

Il ajouta d’une voix très douce :

– Je viens souvent ici.

Ses prunelles se brouillèrent légèrement, des souvenirs passaient dans le ciel de son iris.

– J’ai vu beaucoup d’hommes et de femmes se suicider. Je ne suis jamais intervenu. Mais vous…

– Quoi ?

– J’ai très envie de vous retenir. Je suis conscient d’interrompre un plan, de vous importuner. Pourtant – et c’est curieux – moi qui ne prête aucune attention à mes contemporains, je ne souhaite pas que vous mettiez fin à vos jours.

– Pourquoi ?

– Parce que je vous comprends trop bien. Si j’étais à votre place, je sauterais. Si j’avais votre physique, un physique si… décourageant, je sauterais. Si j’avais vingt ans comme vous les avez, c’est-à-dire vingt ans sans fraîcheur, avec l’air déjà avarié, je sauterais. Que savez-vous faire ? Avez-vous un talent ? Une formation ?

– Non.

– Une ambition ?

– Non.

– Alors sautez.

J’allais riposter qu’il m’en empêchait, justement, lorsque je sentis qu’il valait mieux interrompre cette conversation.

Je marchai d’un pas ferme vers le précipice et m’arrêtai tout aussi fermement sur le bord. Mes pensées retenaient mes pieds au sol. Comment l’homme aux bagues se permettait-il de me juger ? Comment osait-il m’estimer bon pour la casse ? Comment s’autorisait-il à m’ordonner de sauter ? Je me retournai et criai dans sa direction :

– Je ne me suicide pas pour vous mais pour moi.

Il se leva en dépliant un long corps mince et vint se placer à côté de moi.

Le vent le faisait osciller d’avant en arrière.

– Vous êtes vraiment changeant. Quand je vous propose de ne pas sauter, vous voulez sauter. Et lorsque je vous propose de sauter, vous ne voulez plus. Faut-il toujours que vous contredisiez celui qui vous parle ?

– Ce que je fais ne concerne que moi. Ce que je refuse, c’est simplement d’envisager que vous êtes là. Partez.

– De toute façon, c’est trop tard, vous ne sauterez plus. Si l’on hésite au-delà de quatre minutes, on ne saute jamais. C’est prouvé. Or je vous observe depuis huit minutes déjà.

Il sourit et le soleil vint heurter avec violence les gemmes de ses dents. Ébloui, je dus battre des paupières.

Il me fixa avec gravité.

– Je ne vous demande que vingt-quatre heures. Donnez-les-moi. Si je n’arrive pas à vous convaincre de vivre, demain, ici, à la même heure, mon chauffeur vous ramènera et vous vous suiciderez.

Il fit un geste et j’aperçus sur la route une longue limousine crème dont sortit un chauffeur gainé de cuir noir qui fumait une cigarette en mirant l’horizon.

– Vingt-quatre heures ! Qu’est-ce que vingt-quatre heures si vous y gagnez l’envie de vivre ?

Je ne le comprenais pas. Ni la douceur ni la bonté n’émanaient de cet homme qui, pourtant, désirait me sauver. Les philanthropes ont d’ordinaire un empressement, une vivacité, des rondeurs, une pupille naïve et humide au-dessus de bonnes joues couperosées, une autorité enjouée que je ne retrouvais pas chez lui. Je l’examinai de biais. Abrités sous des sourcils de broussailles enfumées, retranchés dans l’abri des orbites pour guetter sans être vu, surplombant un nez fin et recourbé en bec, ses yeux sombres semblaient jauger le monde à partir d’un nid d’aigle. Scrutant les cormorans comme on choisit ses proies, avec précision et dureté, il était objectivement beau mais cette beauté n’avait rien d’humain. Il était impérial.

Se sentant dévisagé, il se tourna vers moi et, par un effort de volonté, avec difficulté, sourit. Je vis ses lèvres s’ouvrir sur le rubis, l’émeraude, la topaze, l’opale, le diamant que je nommais mentalement. Cependant quel était cet éclat outremer, là, sur la canine gauche ?

– Dites-moi, votre pierre bleue, c’est du lapis-lazuli ?

Il eut un sursaut et referma son sourire. Ses prunelles perçantes me considérèrent avec pitié.

– Du lapis-lazuli ? Petit crétin ! Ce n’est pas du lapis-lazuli, c’est un saphir.

– J’accepte.

– Pardon ?

– Je vous donne mes vingt-quatre heures.

C’est ainsi que je fis connaissance de l’homme qui changea ma vie et que, dans ma naïveté, j’allais appeler pendant quelques mois mon Bienfaiteur.